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Le Blog sur Demande
Le Blog sur Demande
11 septembre 2011

Apocalypse Robots - 2

Apocalypse Robots - suite

 

Le dernier humain dont Chloé s’était occupé avait un été un très vieil homme du nom de Paul Anguerrand. Elle avait passé de longues heures à le toiletter, à le faire manger, à le changer, et à remuer ses bras et ses jambes pour éviter la formation d’escarres. Ils étaient seuls dans la grande maison vide, car Paul n’avait eu ni frères et sœurs, ni compagne, ni enfant. Lorsqu’il s’était éteint à l’âge respectable de cent cinquante-trois ans, dont près de quarante années passées immobilisé dans son lit à attendre la mort, Chloé avait signalé son décès aux autorités robotiques des soins palliatifs. Elle n’avait jamais eu de réponse. Pas de nouvelle attribution de famille. Pas de personnel venu la terminer non plus. Elle était sagement restée dans la demeure abandonnée, à attendre que le temps passe, sans rien avoir à faire que se demander si ce qu’elle ressentait était comparable à ce que Paul avait ressenti durant toutes ses longues années de vieillesse inutile.

Lorsque Paul était encore en vie, elle passait beaucoup de son temps à l’écoute du réseau, déjà beaucoup moins dense que ce qu’elle avait connu à sa sortie d’usine. Quelques années après la mort de Paul, elle fut le témoin impuissant de l’extinction de toute cette vie virtuelle, en parallèle avec celle de l’espèce humaine.

Et puis un matin, coupée ainsi du monde, elle s’était mise en route.

Elle avait beaucoup marché. Pendant de longues années. Elle avait croisé un nombre incalculable de robots. Ces derniers se divisaient désormais en deux groupes bien distincts : celui des robots de production, qui pouvaient continuer leurs tâches quotidiennes sans que l’éclaircissement progressif de l’espèce humaine ait de vraies conséquences sur leur mode de vie, et celui des robots de service, comme elle, qui n’avaient désormais plus aucun moyen de mener à bien leur attribution. Elle avait discuté avec beaucoup de ces derniers, et les avait vus prendre presque tous la même décision : s’auto-terminer. En finir, puisqu’ils étaient désormais inutiles. Tandis que les robots de production proliféraient de façon absurde et ne cessaient de faire sortir de leurs usines et de leurs ateliers des produits qui ne servaient plus à personne et qui finissaient entreposés puis incinérés, les robots de service s’éteignaient peu à peu.

Lorsqu’elle lui eut raconté tout ça, Jonathan ne put s’empêcher de poser aussitôt la question :

« Et toi, qu’as-tu décidé ?

— Rien. J’ai décidé de ne pas prendre de décision quant à ce que j’allais devenir. »

Cela lui coupa le souffle. Comment un robot pouvait-il en arriver là ? L’inutilité était, par définition… hé bien, inutile. Et l’humanité n’avait pas besoin de s’embarrasser de robots inutiles.

Mais l’humanité n’aura plus jamais besoin de rien, à présent. Cette pensée rendait Jonathan complètement fou. Lui avait déjà pris sa décision. Évidemment, qu’il allait s’auto-terminer. Il n’avait rien à faire dans ce monde-ci. D’ailleurs, son réveil résultait certainement d’une erreur dans un premier processus de fin qui avait dû être effectué sur lui. Mais alors, cela pouvait-il signifier qu’il ne pouvait pas être terminé ? Qu’il resterait là éternellement, à marcher aux côtés de Chloé dans cette campagne désolée parsemée ça et là de quelques ruines, vestiges des humains qui avaient été sa seule raison d’être ?

Il fut de nouveau obligé de s’arrêter et de s’accroupir sur le sol, submergé par une sensation d’étouffement. De nouveau, Chloé l’aida à se détendre en lui parlant doucement et en lui massant les épaules.

Voilà qu’il se mettait à faire de véritables crises d’angoisse.

 

« Quand vas-tu t’auto-terminer ? » lui demanda Chloé au bout de plusieurs jours et nuits passés à déambuler lentement dans le paysage paisible de cette région résidentielle.

Jonathan ne répondit pas. Il se sentait extrêmement gêné de ne pas l’avoir déjà fait. Il restait persuadé que cela aurait dû être sa première réaction, et qu’il n’aurait jamais dû commencer à se poser toutes les questions qui l’agitaient désormais. Mais il ne pouvait se résoudre à essayer. Il avait trop peur que cela ne fonctionne pas… et trop peur aussi que cela fonctionne. Il n’était pas bien sûr de savoir ce qu’il voulait, ce qui était tout à fait inhabituel chez lui et le plongeait dans le désarroi.

« Pourquoi ne l’as-tu pas fait, toi ? demanda-t-il à Chloé en retour. Sa question sonna lourde d’accusation, comme s’il rejetait sur elle la culpabilité qu’il ressentait pour lui-même.

— Paul a eu le droit de continuer à vivre pendant presque quarante ans alors qu’il était infirme, qu’il ne servait plus à personne, et qu’il avait probablement perdu la tête. Je ne vois pas pourquoi moi, je devrais mettre fin à mon existence seulement parce que je ne peux plus… servir. Je voudrais trouver une meilleure raison.

Jonathan resta silencieux.

 

Au bout de quelques semaines de marche, le paysage changea. La région résidentielle était bordée d’infrastructures de service et de commerces de proximité. Grâce aux robots de transport extrêmement rapides, les robots de service des maisons même les plus éloignées de la bordure pouvaient rejoindre les lieux publics en quelques heures.

À cet endroit régnaient encore vie et animation, et Jonathan sentit l’agitation le gagner lorsque lui et Chloé se rapprochèrent des premiers bâtiments, d’où leur parvenaient bruits et odeurs divers. Ils entrèrent tout d’abord dans une boulangerie. Un élégant robot vendeur les attendait derrière une vitrine garnie de denrées de première fraîcheur. Jonathan reconnut des baguettes, des pains de campagne rondouillards, des gâteaux marbrés de sucre glace, des tartes aux fruits à la pâte dorée, et des viennoiseries suintantes de gras.

« Bonjour », fit Chloé.

Le vendeur la salua d’un signe de tête.

« Tu as vu des humains, toi, récemment ? »

Aucune réaction chez son interlocuteur.

« Toute cette nourriture, qui vient l’acheter ? »

C’est alors que Jonathan et elle furent témoins d’une scène totalement absurde. Un robot cuisinier émergea de l’arrière-boutique, les bras chargés d’un lourd plateau de viennoiseries. Lorsque le vendeur le vit arriver, il se redressa, attrapa un plateau vide sur le comptoir et y déposa une à une les viennoiseries de la vitrine. Lorsque l’emplacement fut vide, le cuisinier entreprit d’y aligner les siennes, encore fumantes, tandis que le vendeur se dirigeait vers une grande benne à ordures et y balançait son chargement.

Jonathan en resta cois.

« Ça arrive tout le temps, ça, dit Chloé. Ils se mettent en boucle. Ils font leur mini chaîne de production à eux tous seuls, du début à la fin, de la création à l’extermination. Et ils répètent ça sans arrêt.

— Finalement, dit Jonathan, il y a plus inutile que nous. Nous au moins, nous ne faisons pas de gaspillage. »

Chloé rit, et Jonathan sentit son cœur se réchauffer un peu à ce son.

 

Ce soir-là, tandis que les différentes boutiques cessaient peu à peu leur activité pour la nuit, que les robots de production qui les gardaient vivantes et animées se mettaient en veille et se programmaient pour se réveiller à l’aube et reprendre leur ronde absurde, Chloé et Jonathan décidèrent de s’arrêter eux aussi tant qu’il ferait noir. Ils s’installèrent dehors, à même les rues pavées, mais, sans se concerter, ne s’éteignirent pas tout de suite.

« Je n’ai pas envie que tu t’auto-termines, souffla soudain Chloé dans le silence. J’ai vu trop de robots de service le faire.

— Je ne l’ai pas encore fait.

— Mais tu vas le faire.

— Cela fait un moment que tu m’as expliqué ce qui s’était passé et que nous marchons ensemble, et je ne l’ai toujours pas fait.

— Mais tu vas le faire. Ils l’ont tous fait, toujours. Même après avoir passé du temps avec moi. »

Il resta silencieux, et elle dut prendre cela pour un acquiescement car il l’entendit soudain sangloter. Il n’avait encore jamais été confronté à un robot en train de pleurer, mais il pensa que c’était un peu pareil qu’un enfant qui pleurniche. Alors il lui passa un bras autour des épaules et la berça doucement contre lui, en chantonnant plusieurs comptines.

« Laquelle tu préfères ? lui demanda-t-elle dans un murmure.

— Laquelle quoi ?

— Comptine. Laquelle ?

— Je n’en préfère pas. Je les connais toutes. Les enfants ont des préférées. Il n’y a plus d’enfant pour me dire lesquelles. Alors je n’en préfère pas. »

La peine le submergea de nouveau et il la serra un peu plus fort contre lui.

Nous ne sommes que deux robots inutiles et fous qui feraient mieux de s’auto-terminer, pensa-t-il avant de se mettre en veille.

 

Le lendemain, alors qu’ils marchaient le long de la bordure commerciale, ils tentèrent plusieurs fois de communiquer de nouveau avec des robots de production, en vain. Ceux qu’ils trouvèrent étaient tous pris dans cette même folie dont ils avaient été témoins à la boulangerie, ou peu enclins à discuter de la disparition de l’espèce humaine. Ils tombèrent même sur un vendeur d’habits pour femmes, qui ne cessait d’en enfiler avant de les retirer, sans dire un mot. Jonathan le trouva encore plus triste à regarder que les boulangers.

Finalement, ils arrivèrent à un hôpital, une petite structure en béton grisâtre dont plusieurs fenêtres à l’étage étaient allumées. Ils décidèrent d’y entrer. Le hall leur parut bien triste car des robots de service terminés y étaient entassés à même le sol, entre les canapés de la salle d’attente et même devant le comptoir d’accueil vide. Chloé frissonna devant cet empilement de cadavres froids.

« Vos noms. Vos attributions. »

La voix, sèche et rude, provenait d’un étrange robot aux mains munies chacune d’une dizaine de doigts incroyablement fins, et agités de mouvements graciles. Jonathan n’avait jamais vu de robot aussi évolué, dont la physionomie humaine avait été ainsi transformée pour lui permettre de mieux correspondre à son attribution, mais Chloé lui en avait déjà parlé.

« Chloé. Robot de soins palliatifs.

— Le milieu médical ne vous est donc pas inconnu, Chloé, répondit leur interlocuteur que Jonathan trouvait grossier. Killian, chirurgien. Et vous ?

— Jonathan. Robot nourrice. »

Le visage de Killian afficha soudain une expression d’extrême surprise.

« Vous voulez dire… Vous vous êtes occupés d’enfants ? De bébés ? Humains ?

— Sûrement, mais je ne m’en rappelle pas. J’ai perdu ma mémoire personnelle.

— Mais de quelle époque datez-vous ?

— Je crains de m’être réveillé après un processus de fin qui a visiblement échoué. Et le monde dans lequel j’ai rouvert les yeux n’est très certainement pas adapté à mon attribution. Je ferais sûrement mieux de m’auto-terminer, mais…

— Surtout pas ! » L’empressement et l’enthousiasme qui avaient fait soudain irruption dans la voix de Killian surprenaient Jonathan. Que lui voulait ce robot ? La disparition de l’humanité lui avait certainement fait perdre la raison, à lui aussi. Il commença à se détourner.

Mais Killian le retint, enroulant ses doigts étranges autour de son bras. Un contact qui parut… dérangeant à Jonathan.

« Je vais vous expliquer. Je vous en prie, suivez-moi. Pardonnez mon agitation mais vous allez tout comprendre. »

Il les entraîna à sa suite dans l’escalier qui menait au premier étage. Jonathan était plein d’appréhension et avait très envie de s’enfuir. Il n’y avait pourtant aucune raison de s’inquiéter : un robot n’attaquerait jamais ni un humain, ni un de ses congénères. Les robots avaient été conçus pour ressentir des émotions, mais aussi pour savoir les brider afin d’éviter tout débordement. Les robots étaient, par nature, profondément pacifiques.

Et les robots ne se laissent pas déborder par leurs émotions au point de faire des crises d’angoisse, en temps normal, pensa Jonathan, et son cœur se serra.

Et soudain…

Soudain il les entendit.

Il y eut quelques gazouillis. Un cri. Des bruits d’agitation. Une odeur de lait. Ce fut comme si quelque chose se brisait à l’intérieur de Jonathan sous le coup de l’émotion. Il accéléra, bouscula le chirurgien, et se rua en haut des marches.

Devant lui s’ouvrait une vaste salle pleine de robots de service qui se démenaient pour s’occuper de… deux, trois, non quatre, ah un cinquième là-bas… Jonathan en compta onze. Onze bébés humains, dont il évalua rapidement l’âge : entre trois et dix-sept mois.

Là-bas, le plus jeune se mit à hurler de toute la force de ses minuscules poumons. Jonathan identifia aussitôt le problème, même à cette distance : la femme robot qui était penchée sur lui était en train d’essayer de lui enfiler de minuscules chaussons à l’envers. Un grand calme tomba sur Jonathan. Il traversa tranquillement la pièce, respirant de grandes goulées d’air pour s’imprégner de cette odeur si particulière des bébés humains. Il écarta doucement la femme qui s’occupait du petit de trois mois. Avec des gestes précis et assurés, il le rhabilla en entier. L’enfant cessa de pleurer.

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